- REVENU NATIONAL
- REVENU NATIONALEn première approximation, le revenu national est la quantité de richesse dont peuvent disposer chaque année les habitants d’un pays sans s’appauvrir et sans en compromettre le revenu des années suivantes – c’est-à-dire en laissant intactes les sources de ce revenu.Cette définition du revenu national suppose que l’on distingue, d’une part, l’ensemble de la richesse existant dans un pays à un instant donné (bâtiments, machines, terres, etc.), qui constitue un stock – les comptables parlent à ce propos de «patrimoine» –, et, de l’autre, la richesse nouvellement produite, disponible chaque année, qui est un flux, appelée revenu ou production.En outre, il est usuel de distinguer le revenu national brut – celui que reçoivent effectivement les personnes qui participent à la production – du revenu national net – ce qui leur reste lorsqu’on met de côté ce qui est nécessaire pour maintenir en l’état le patrimoine.La notion de revenu national est inséparable de celle de production. En effet, la production donne lieu à deux flux: celui des biens et services (appelé souvent produit), et celui des revenus distribués à ceux qui participent à cette production. Ces deux flux sont conceptuellement différents, mais dans la réalité ils peuvent se confondre. Il est parfois impossible de les distinguer, par exemple dans le cas de la production pour l’autoconsommation des familles paysannes, puisque pour elles le même objet (lait, œuf, poulet, etc.) est à la fois produit et revenu.En fait, si l’on fait abstraction des relations avec l’étranger, le revenu national brut est rigoureusement égal au produit national brut (P.N.B.), un agrégat plus couramment utilisé de nos jours. C’est pourquoi, par la suite, nous parlerons souvent de production et de produit national brut.Le concept de revenu national est utilisé à la fois dans la théorie économique et dans la comptabilité nationale, mais pas de la même manière. Dans la théorie économique, il s’agit de délimiter une catégorie logique (revenu) qui va servir dans des raisonnements abstraits dont le but est de découvrir les lois du fonctionnement du système économique. Dans la comptabilité nationale, le but est plutôt de délimiter une catégorie pratique (susceptible d’être mesurée) et qui servira notamment pour éclairer le gouvernement dans la prise de décisions qui touchent à l’économie. Ce double usage du concept peut parfois faire croire qu’on est en face de deux notions totalement différentes désignées par un même nom.Aux origines du mot revenuLe mot revenu est formé du verbe «venir» et du préfixe «re» qui suggère une répétition; il désigne donc quelque chose qui vient à nouveau (chaque année, en principe). Il est intéressant de remarquer que le mot équivalent en anglais, income , fait plutôt penser à quelque chose que l’on «rentre» dans sa maison (in et come ), comme pour le protéger des intempéries ou d’un environnement hostile. Cette nuance explique, en partie, la différence qui existe dans l’utilisation de ces mots en anglais et en français.Au XVIIIe siècle, le mot français de revenu désignait parfois la production elle-même (la récolte, par exemple), parfois ce qui était distribué (en monnaie ou en biens) à l’occasion de la production. En anglais, le mot income a gardé ce double sens (ainsi, on parle de income produced et de income distributed ), tandis qu’en France le mot revenu est essentiellement (mais pas toujours) utilisé dans le second sens. Ainsi, ce qu’on appelle comptabilité nationale dans les universités françaises est dénommé aux États-Unis national income analysis ; dans l’un et l’autre cas, c’est à la fois du revenu et de la production d’un pays qu’il est question.Il convient d’ailleurs de signaler qu’en France, lorsqu’on parle du taux de croissance d’un pays ou du niveau atteint par la production, on n’utilise presque plus l’expression de revenu national mais plutôt celles de produit intérieur brut (P.I.B.) ou de produit national brut (P.N.B.). Dans les pays anglo-saxons, en revanche, l’expression de national income est encore très répandue, dans les médias comme chez les économistes.Délimitation du concept de revenu nationalDans revenu national, il y a «revenu» et «national». Le terme national ne pose pas un grand problème; il convient toutefois de signaler qu’il désigne ici non la nationalité de ceux dont on mesure le revenu, mais leur lieu de résidence. Autrement dit, le revenu national d’un pays est le revenu des personnes physiques et morales résidentes de ce pays, quelle que soit leur nationalité. Le sens donné au mot «résident» peut d’ailleurs beaucoup varier d’un pays à l’autre, et même d’une administration à l’autre. Ainsi, les services du recensement peuvent avoir une définition différente de celle du fisc. Le mot revenu pose, en revanche, des problèmes plus délicats. En effet, s’il existe un certain accord pour voir dans le revenu la richesse nouvellement produite et disponible chaque année, il existe des divergences certaines entre les divers courants de la pensée économique en ce qui concerne le contenu à donner au mot «produire» et, par extension, à la notion de «travail productif». Car, comme le remarque celui qui est souvent considéré comme le «fondateur» de l’économie politique, Adam Smith: «Il y a une sorte de travail qui ajoute à la valeur de l’objet sur lequel il s’exerce; il y en a un autre qui n’a pas le même effet. Le premier, qui produit une valeur, peut être appelé travail productif; le second, travail non productif.»Ainsi, il est communément admis que cultiver un champ de blé est une activité productive qui engendre un revenu, tandis que jouer au tennis avec un ami est improductif. Cette seconde activité est plutôt une manière de dépenser le revenu. Mais, dès que l’on sort des cas évidents, les désaccords commencent, comme nous allons le voir en reprenant les analyses de quelques-uns des économistes qui ont marqué leur temps.Le revenu en tant que produit de l’agriculture: le point de vue des physiocratesAinsi, pour François Quesnay (1694-1774), fondateur de l’école physiocratique, seules les activités agricoles sont productives. Selon lui, l’agriculture est censée produire chaque année une masse de nourriture et de matières premières (laine, lin, cuir, etc.) qu’il appelle «reproduction», ou «produit brut», ou «revenu national». Une partie de ce produit est utilisée pour remplacer les «avances» nécessaires à la culture (semences, réparation des outils, etc.) et pour entretenir les paysans; le reste (le «produit net» ou «revenu net») fait vivre les autres couches sociales (la noblesse et le clergé, les philosophes, les artistes, les artisans...). Citons-le: «La classe productive est celle qui fait renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la nation [...], la classe des propriétaires [...] subsiste par le revenu ou produit net de la culture, qui lui est payé annuellement par la classe productive [... et qui est] prélevé sur la reproduction qu’elle fait renaître annuellement.»Dans l’analyse physiocratique, les ouvriers et artisans sont considérés comme non productifs. Ainsi, Mirabeau (1715-1789), ami de Quesnay et père de celui qui fut l’une des figures emblématiques de la Révolution française, écrit: «... la classe d’ouvriers, dont les travaux, quoique nécessaires aux besoins des hommes et utiles à la société, ne sont néanmoins pas productifs».Les physiocrates français n’avaient pas pour autant comme idéal politique une société composée d’un maximum de cultivateurs (ce qui a pu être le cas pour certains de leurs disciples aux États-Unis). Leur objectif était le développement maximal de la civilisation. Puisqu’ils voyaient celle-ci comme vivant grâce au revenu net produit par le secteur agricole, les réformes politiques et fiscales qu’ils proposaient avaient pour but de maximiser ce revenu.Le revenu national chez les classiques anglaisEn Angleterre, Adam Smith (1723-1790) se démarque de la vision selon laquelle seule l’agriculture est productive, puisqu’il considère que le travail des ouvriers et des artisans est également productif de revenu. En revanche, il estime que «le travail de quelques-uns des ordres les plus respectables de la société est, comme celui des domestiques, improductif», énumérant «le roi, les officiers de justice et de l’armée, toute l’armée et la marine de guerre [...], les ecclésiastiques, hommes de loi, médecins, comédiens [...], chanteurs et danseurs d’opéra, etc.».Comme chez les physiocrates, c’est le revenu produit chaque année par les productifs qui entretient les improductifs, «les gens de cette espèce, ne produisant rien par eux-mêmes, sont tous entretenus par le produit du travail d’autrui».L’idéal de société de Smith n’est néanmoins pas (comme on pourrait le croire) une société composée d’un maximum de travailleurs productifs. La croissance de la production n’est qu’un moyen pour atteindre une forme d’organisation sociale supérieure. Dans celle-ci, les savants et les philosophes comptent parmi les individus les plus valables. Malgré leur caractère improductif, le but ultime est d’en accroître le nombre et le rôle dans la société. En revanche, Smith avait la plus grande horreur pour les «oisifs», cas particulier de l’improductif.L’économie politique classique (Ricardo, Mill et Marx) adopte en général la même distinction que Smith entre travail productif et improductif, tout en modifiant quelque peu, en fonction des phénomènes étudiés, la ligne exacte de partage entre ces deux types de travail.Remarquons que, dans l’économie politique classique, la distinction entre productif et improductif ne coïncide pas nécessairement avec la distinction entre matériel et immatériel, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Ainsi, John Stuart Mill (1806-1873) soutient que l’enseignement technologique que fournit un professeur peut être considéré comme productif car il se «fixe» dans l’esprit de l’élève, dont il augmente la productivité, comme peut le faire l’amélioration d’une machine.L’abandon de la vision classiquePendant le dernier tiers du XIXe siècle, il y eut un changement dans la façon de concevoir les relations économiques et sociales qui s’est traduit par l’abandon progressif de la notion de travail productif. Ainsi, les salariés, capitalistes, commerçants et propriétaires fonciers de l’économie politique classique ont progressivement été considérés comme individus indifférenciés, les rentes et les profits (qui étaient vus auparavant comme une ponction sur le revenu créé) étant regroupés dans une même catégorie avec les salaires, sous l’appellation de rémunération des facteurs.Une évolution parallèle s’est manifestée dans la théorie de la comptabilité nationale à propos de la ligne de partage entre travail productif et travail improductif. La distinction n’a pas disparu complètement, mais la notion de productif s’est énormément étendue, jusqu’à englober l’activité des fonctionnaires de l’administration, de la police, de l’armée, des artistes, des églises, etc. Sont également considérées comme productives les activités de tous types d’intermédiaires commerciaux et financiers. L’idée qui fonde cette conception élargie de la production est que toutes ces activités produisent des «services»: service de protection de la vie et de la propriété par la police, de maintien de l’indépendance nationale par l’armée, etc.À propos de la pertinence de la notion de travail productifIl existe une tendance, chez les historiens et théoriciens de la comptabilité nationale (Paul Studenski, Alfred Sauvy, François Fourquet, par exemple) à considérer que la distinction entre activités productives et improductives retenue par Smith et les classiques n’est qu’un préjugé qui aurait retardé le développement de la comptabilité nationale moderne. Ces auteurs justifient leur position en remarquant que tant la théorie économique que la comptabilité nationale ont abandonné une telle distinction, la considérant non seulement comme inutile mais aussi comme imprégnée de jugements de valeur.Il semble néanmoins excessif de condamner la distinction entre productif et non-productif chère à Smith et aux classiques, sans tenir compte du fait que les préoccupations de ces penseurs étaient très différentes de celles des comptables nationaux d’aujourd’hui.Ainsi, Adam Smith semble s’être tout particulièrement intéressé aux facteurs qui influent sur le rythme de la croissance économique. Or, de ce point de vue, il semble légitime de s’interroger sur le rôle respectif des paysans et des ouvriers, d’un côté, des prêtres et des militaires, de l’autre.Smith s’est aussi demandé comment un pays peut constituer et maintenir une richesse solide et durable. Ainsi, il avait constaté la ruine des villes de la ligue hanséatique (dont la richesse était fondée essentiellement sur le commerce international), tandis que les Flandres, malgré l’effondrement de leur commerce extérieur, étaient toujours une des régions les plus riches d’Europe. Il avait la conviction que la prospérité économique fondée sur une production agricole bien assise et sur une industrie qui – entre autres choses – transforme cette production agricole constitue, face aux calamités naturelles et aux guerres, une base beaucoup plus solide pour la richesse d’un pays que le seul commerce international.Même de nos jours, économistes et hommes politiques sont inévitablement contraints de se demander s’il est préférable (ou indifférent) pour un pays de posséder une puissante industrie (comme l’Allemagne) ou une grande place financière internationale (comme le Royaume-Uni). L’Europe elle-même s’interroge pour savoir s’il serait sain de devenir exclusivement un producteur de services, et de laisser donc la production industrielle au reste du monde. L’économie politique classique se sentait tout particulièrement sollicitée par ce genre de questions; la distinction entre productif et non-productif constituait une tentative pour élaborer des concepts théoriques afin de réfléchir à leur propos.Tentatives de mesure du revenu national et choix politiquesLe revenu national n’a pas été seulement l’objet de débats théoriques entre philosophes. Ainsi, ceux qui ont cherché à le mesurer concrètement ont été, depuis toujours, guidés par des préoccupations précises dont la principale était d’éclairer les choix politiques de l’État.Les premières estimations connues du revenu national sont celles de William Petty, de Gregory King et de Charles Davenant, en Angleterre, entre 1667 et 1695. Petty avait, sans doute, une gamme d’intérêts très large, mais King et Davenant semblent avoir eu pour principal but d’évaluer la capacité qu’avait leur pays de mener avec succès une guerre contre la France. Ils voulaient évaluer la viabilité du projet politique qu’entretenait une partie de l’élite anglaise de dominer le commerce mondial.En France, les premières estimations connues du revenu national ont été réalisées par Boisguillebert et Vauban, entre 1690 et 1700. Boisguillebert semble avoir eu pour but de montrer, chiffres à l’appui, que la politique militaire de Louis XIV, la révocation de l’édit de Nantes, les règlements entravant le commerce et la concentration des impôts sur les travailleurs avaient appauvri la France. Apparemment, il souhaitait que la France revînt à la politique menée par Henri IV.Sous la Révolution française, des estimations du revenu national vont être conduites par le chimiste Lavoisier (en 1791) et, quelques années plus tard, par le mathématicien Lagrange. Ces estimations ont pour but d’évaluer les capacités militaires de la France – qui est alors en guerre contre une coalition européenne – et aussi de montrer que, depuis la Révolution, le niveau de vie du peuple s’est amélioré.Pendant le XIXe siècle, on peut relever de nombreuses tentatives de calcul du revenu national en France et au Royaume-Uni, toutes provenant néanmoins de l’initiative privée de quelques chercheurs. Il faudra attendre les années 1930, lorsque commence la comptabilité nationale moderne, pour que l’État s’intéresse de nouveau à la mesure du revenu national. L’Europe et l’Amérique sont alors en pleine dépression économique et ont besoin, avec urgence, d’un système cohérent et complet de comptes nationaux afin d’évaluer les conséquences quantitatives de leurs choix politiques. Le ralentissement de l’activité provoqué par la récession avait entraîné, entre autres, une diminution des revenus et de la demande ainsi qu’une chute des recettes fiscales, de telle manière que les États étaient obligés de choisir entre trois options: augmenter les impôts, réduire les dépenses ou faire appel à l’emprunt. Nombre d’économistes ont compris que seul un système relié de comptes nationaux permettrait de chiffrer les conséquences de ces différentes mesures sur le revenu national.Quelques années plus tard, avec la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements se sont vus dans l’obligation de savoir exactement combien d’hommes ils pouvaient mobiliser dans les forces armées sans porter atteinte aux capacités productives de leur pays, et de préciser le montant des commandes militaires qu’ils pouvaient passer à l’industrie sans créer des goulots d’étranglement ou des ruptures du ravitaillement de la population. C’est essentiellement en raison des besoins de la guerre que les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni ont abandonné, comme concept de base, le revenu national net au profit du produit national brut, qui est légèrement différent mais qui précise mieux que le revenu national ce qui peut être prélevé, dans les ressources d’un pays, lors d’un effort exceptionnel et de courte durée. Toutefois, l’habitude de dire national income , plutôt que «produit national brut», est encore fortement ancrée chez les Anglo-Saxons.L’importance prise par la comptabilité nationale dans l’après-guerreAprès la Seconde Guerre mondiale, plusieurs raisons impératives ont incité les États a développer leur comptabilité nationale. Parmi elles, il y a les besoins de la reconstruction, qui posent des problèmes similaires à ceux de la guerre; la conviction presque universelle (en grande partie grâce à l’acceptation des idées de Keynes) que l’État doit et peut maintenir le plein emploi et réduire l’amplitude des fluctuations de l’activité économique; l’idée très répandue dans bon nombre de pays, en France notamment, qu’une partie significative de l’activité d’un pays, même en économie de marché, peut et doit être planifiée. La théorie keynésienne et l’expérience de la longue dépression des années 1930 ont donné une nouvelle force de conviction à l’idée selon laquelle le marché libre ne génère pas toujours, ni nécessairement, une demande suffisante pour assurer le plein emploi. L’idée dominante, chez les économistes, après la guerre, était que l’État devait surveiller les composantes de la demande finale (consommation, investissement privé et public, etc.) et veiller à ce que leur niveau global fût suffisant. Une telle idée du rôle économique de l’État ne pouvait être mise en pratique sans disposer de comptes nationaux complets et rapides.À ces raisons s’en ajoute une foule d’autres venues par la suite. Citons le désir des différents secteurs sociaux de connaître l’évolution de leur pouvoir d’achat (dans le cadre, par exemple, des négociations collectives ou de la fixation des prix agricoles); le besoin de comparer l’évolution du revenu dans le cadre de la compétition entre capitalisme et communisme; le besoin d’évaluer les répercussions des différentes politiques économiques, etc.À cela s’ajoute, ces dernières années, le haut degré d’interdépendance économique qu’ont atteint les différents pays et qui exige, du moins pour certains, une croissance ordonnée du revenu mondial afin d’éviter des maux tels que l’inflation, les récessions prolongées, ou des déséquilibres trop marqués du commerce international.Les trois approches pour saisir le revenu nationalComme cela a été signalé en introduction, deux flux différents prennent naissance dans la sphère de la production: la production de biens et services qui «sort» de cette sphère; les revenus distribués à ceux qui participent à cette production. On peut donc, en principe, calculer le revenu national par deux approches: soit en additionnant la valeur des biens et services produits, soit en additionnant les revenus perçus par tous ceux qui ont contribué à cette production.Mais le revenu national peut aussi être saisi par une troisième approche, lors de son utilisation finale ou dépense. C’est toujours le flux revenu qui est saisi, mais il est mesuré au stade final du circuit.Si le revenu national peut être saisi par n’importe laquelle de ces trois approches (production, répartition ou utilisation finale), les trois méthodes devraient, en principe, donner un résultat identique. Dans la pratique, les statistiques ne sont jamais assez fiables pour que cela soit le cas, et en plus elles ne sont pas suffisamment complètes pour que l’on puisse suivre l’une des approches jusqu’au bout; des compromis sont donc nécessaires. Ainsi, lors du calcul du revenu par la méthode du revenu distribué, une première série de données est obtenue à partir des déclarations que font les entreprises aux organismes de Sécurité sociale, à partir des déclarations d’impôts sur le revenu, etc. Mais de nombreux vides subsistent, comme l’autoconsommation des ménages paysans, qui est estimée à partir de statistiques de «production». Il en est de même pour les services rendus aux ménages par leur logement lorsqu’ils en sont les propriétaires, services évalués d’après des statistiques sur les dépenses. Ainsi, les pays qui communiquent les trois estimations du revenu national, comme le Royaume-Uni, se trouvent souvent, lorsqu’ils publient leur taux de croissance annuel, avec trois chiffres fort différents dont les écarts sont difficiles à interpréter.Lorsqu’on s’interroge sur le revenu national, il convient donc de distinguer entre, d’une part, le débat théorique concernant ce que l’on y inclut et ce que l’on n’y inclut pas (et qui est presque une question philosophique), d’autre part, les compromis que l’on doit faire, les conventions que l’on doit adopter, dans toute tentative concrète d’évaluation ou de mesure de ce revenu. Ainsi, que l’on considère les tâches ménagères du conjoint au foyer comme faisant partie ou non du revenu national, c’est une question théorique (voire de société). Mais, ensuite, si l’on admet que ces tâches font partie du revenu national (comme le font les théoriciens suédois, par exemple), on peut décider de ne pas les compter pour des raisons d’ordre pratique (difficulté de l’évaluation, souci de comparabilité internationale, etc.).Décomposition du revenu national lors de sa présentationLorsque le revenu est calculé par l’approche de la production, il peut être décomposé et présenté de plusieurs manières. Les présentations les plus courantes sont par secteur institutionnel (ménages, administrations publiques, sociétés, etc.) et par branche d’activité (agriculture, industrie et services, ou une nomenclature plus détaillée). On parle alors de décomposition de la valeur ajoutée, celle-ci étant seule considérée afin d’éviter de compter deux fois la même chose.Si l’on adopte la deuxième approche, selon les revenus distribués (on parle alors de répartition du revenu primaire), la présentation la plus courante est par secteur institutionnel (ménages, administrations publiques, sociétés, etc.) et par type de revenu (revenus d’activité et revenus de la propriété). Les revenus d’activité sont à leur tour décomposés en salaires et excédent brut d’exploitation.Lorsque le revenu national est saisi d’après la troisième approche, lors de sa dépense, on parle alors de revenu disponible. La présentation habituelle consiste à le décomposer en consommation finale et investissement (ce dernier étant lui-même divisé en formation brute de capital fixe et en variation des stocks).Consommation intermédiaire et utilisation finaleIl semble évident que, lorsqu’on calcule la production d’un pays, on doit éviter de compter la même chose deux fois, ce qui nécessite qu’on ne tienne compte que de la production «finale». Ainsi on comptera la valeur du pain produit par le boulanger mais pas celle de la farine de blé produite par le minotier. La consommation intermédiaire est un «coût de fabrication» et ne saurait en aucun cas être ajoutée aux biens finaux lors du calcul du revenu.Mais la question est loin d’être aussi simple qu’on le croit, car ce que nous appelons «processus de production» est en réalité un circuit qui se reproduit indéfiniment et dans lequel il n’y a pas vraiment d’utilisation finale. Le poulet mange le maïs, le paysan mange le poulet, c’est le paysan qui produit le maïs, et ainsi de suite: il y a boucle sans fin. En fait, c’est le théoricien du revenu qui décide où est le stade final, et de là découle la délimitation entre ce qui est consommation finale et ce qui est consommation intermédiaire. Mais dire quel est le stade final c’est en réalité trancher sur qui est le maître du monde.Ainsi on a vu que, pour les physiocrates, la consommation des classes non productives (roi, nobles, militaires, artisans...) faisait partie de la consommation finale, tandis que la consommation des paysans était traitée comme un frais à déduire, un peu comme la paille que mange le bœuf.Cependant, même lorsque tous les êtres humains sont traités sur un pied d’égalité en tant que consommateurs finaux, de nombreuses questions théoriques se posent, notamment en ce qui concerne l’État ou les administrations publiques.Ainsi il y a eu un important débat, dans les années 1930, sur la question de savoir si certaines activités de l’État, comme celles de la police et de l’armée, devaient être considérées comme des utilisations finales ou comme des consommations intermédiaires. Les économistes hongrois Matolcsy et Varga, ainsi que l’Américain Kuznets, ont soutenu que, si le travail du gardien de nuit d’une entreprise est compté comme une consommation intermédiaire pour celle-ci, c’est-à-dire comme un coût, l’activité de la police et de l’armée, qui jouent essentiellement le même rôle, doit aussi être comptée comme un coût pour la société. Si l’insécurité augmente, pense Kuznets, et qu’il faille dédier une partie plus grande des ressources de la nation aux tâches de police, il semble absurde d’y voir une augmentation du revenu national. Mais, pour ses adversaires, le sentiment de sécurité qui procède de l’activité de la police et de l’armée est un service qui produit de la satisfaction, exactement comme les autres, et doit donc être compté comme partie intégrante du revenu national.Dans la pratique de la comptabilité nationale des pays industrialisés, c’est ce dernier point de vue qui a prévalu, moins pour des raisons de conviction théorique qu’à cause des difficultés pratiques qu’il y aurait à distinguer entre les différentes activités étatiques.Ce débat ressemble en apparence à celui sur la frontière entre travail productif et improductif, car il porte aussi sur ce que l’on compte et sur ce que l’on ne compte pas comme revenu; mais la classification des activités en productives et improductives est totalement différente de la classification en activités intermédiaires et finales. Chanter un opéra est clairement improductif, selon les critères des économistes classiques, mais dans le cadre du débat que nous examinons c’est certainement une consommation finale.Le débat sur les prixJusqu’ici, l’exposé a essentiellement porté sur ce que l’on inclut et ce que l’on n’inclut pas dans le revenu national. Mais, si l’on veut disposer d’une évaluation chiffrée de celui-ci, alors on doit faire appel à un système de prix. Cela pose un problème complexe car il n’y a pas un système de prix unique pour faire une telle évaluation. Prenons un exemple: la comparaison du revenu national d’un pays entre deux années différentes. À première vue, il y a deux possibilités: utiliser les prix de l’année de départ ou bien ceux de l’année d’arrivée. Mais les résultats seront, en règle générale, différents selon les prix choisis. Il est même possible que les résultats soient contradictoires, c’est-à-dire qu’avec un système de prix le revenu ait augmenté tandis qu’avec un autre il ait diminué. Comment savoir alors si, par exemple, le pays s’est enrichi ou non, si la politique économique appliquée a été bonne ou mauvaise?Mais pourquoi choisir entre le système de prix de l’année initiale et celui de l’année finale? Il semble tout aussi légitime d’utiliser n’importe quelle moyenne de ces deux systèmes de prix. Et pourquoi utiliser les prix du pays considéré? Ainsi, lorsque la C.I.A. réalisait des estimations du revenu des anciens pays communistes, elle multipliait leur production parfois par les prix moyens du commerce international, parfois par les prix moyens de l’O.C.D.E. On peut même imaginer un système de «prix vrais», qui refléterait mieux que les prix constatés la véritable contribution au bien-être des différents produits ou leurs véritables coûts de production pour la société.On entend souvent dire que les meilleurs prix à utiliser, pour évaluer le revenu national, seraient ceux qui se sont «formés librement sur le marché» car ils auraient l’avantage d’être moins frappés de «distorsions». Cette question est fort complexe, et les économistes John R. Hicks et Amarthya Sen attirent l’attention sur le nombre impressionnant d’hypothèses cachées que contiennent les propositions de ce genre.Comme l’a très bien expliqué Amarthya Sen, derrière le choix d’un ensemble de prix il y a en général des «jugements de valeur [...] qui sont souvent implicitement acceptés plutôt qu’explicitement énoncés». Si l’on cherche à calculer le revenu national, c’est notamment pour effectuer des comparaisons, par exemple, entre le présent et le passé, ou entre deux pays, ou entre des couches sociales différentes. Il semble impossible de dire qu’un système de prix «contient des distorsions» si l’on n’a pas d’abord explicité ce que l’on veut comparer, et pourquoi. En dernière instance, ce que l’on veut savoir c’est si la situation (à un instant donné ou dans un pays donné) est meilleure ou pire (qu’avant ou que dans un autre pays); ce qui revient à se demander quel est le but de la vie sociale, ce qui est «bien» et ce qui est «mal», et donc à se poser des questions qui relèvent de l’éthique. Si le choix d’un système de prix donne une réponse tandis que le choix d’un autre système donne la réponse contraire, il est évident que s’est glissée subrepticement, dans les prix choisis, une réponse à la question qu’on se posait.Parmi les économistes, l’opinion majoritaire à l’heure actuelle est que le but véritable de l’activité économique est l’accroissement du «bien-être collectif» (social welfare ). Toutefois, il existe un débat sur le rôle que joue le niveau du revenu national dans le bien-être. Les économistes les plus prestigieux, depuis John Stuart Mill au moins, sont d’accord pour soutenir que, à partir d’un certain niveau de richesse (niveau que les pays développés ont atteint depuis longtemps), l’augmentation du revenu national est un assez mauvais indicateur de l’accroissement du bien-être. Nombre d’auteurs pensent qu’à partir d’un certain niveau de richesse, la croissance économique (l’augmentation du revenu national) pourrait diminuer et non augmenter le bonheur de la communauté. D’ailleurs, dans l’indicateur de développement humain, construit par les experts des Nations unies afin de classer les pays d’après leur niveau d’épanouissement, une place assez limitée est accordée au revenu par tête.
Encyclopédie Universelle. 2012.